Published in Le Soleil, October 13, 2012
Des vacances é Chypre-du-Nord ! Quelle dré´le d'idé©e ! Visiter un pays qui n'en est pas un puisqu'aucun é©tat, autre que la Turquie, ne le reconnait. Alors que la partie Sud (grecque) de l'é®le de Chypre accueille des touristes par millions, le Nord affiche un dé©veloppement ané©mique et continue d'effrayer la plupart des voyageurs, sauf les Britanniques, qui ont fait de leur ancienne colonie un haut-lieu de villé©giature, et les Turcs qui y sont chez eux.
Lorsqu'on observe la carte du nord de Chypre, on remarque trois pointes avancé©es, dont la longue pé©ninsule de Karpas, celle qui é©pouse la grande baie de Famagouste et celle de Kormakiti qui se termine avec la zone proté©gé©e d'Akdeniz qui pré©sente un environnement incroyablement aride. Aux abords de ce dé©sert touchant la mer, une vé©gé©tation rachitique parvient é faire sa place é travers les roches brulé©es. On se croirait sur Mars.
Karpas
Le Karpas a dé©finitivement quelque chose d'unique et de pré©cieux é cause de sa plage exceptionnelle, de son environnement fascinant et de son histoire. Son dé©nuement en fait une destination incomparable pour les voyageurs qui veulent vraiment sortir des sentiers battus.
Le Karpas s'annonce progressivement au fil d'une route magnifique, ré©cemment achevé©e et dé©serte. Peu é peu, le paysage s'é©claircit et devient ré©solument agricole bien qu'on observe quelques stations balné©aires comme Kaplica.
Tout pré¨s de Kaplica, le ché¢teau de Kantara s'avé¨re l'un des sites historiques les plus remarquables du Karpas. Le plus oriental des ché¢teaux é©rigé©s sur la chaé®ne de montagnes des Kyrenia est perché© é 630 mé¨tres au dessus du niveau de la mer. Bien placé© pour contré´ler les entré©es de la pé©ninsule de Karpas et de la plaine de Mé©soré©e, il aurait é©té© construit au 10é¨me sié¨cle par les Byzantins comme poste d’observation contre les raids Arabes. Il est mentionné© la premié¨re fois dans l’histoire lorsque Richard CÅ“ur de Lion a é©té© capturé© é
Chypre, en 1191.
Ayia Trias
À la sortie du village de Sipaki, dans un champ entouré© de vaches, on tombe sur un site arché©ologique tout é fait extraordinaire : Ayias Trias. L'endroit semble é l'abandon bien qu'un kiosque de perception fermé© soit installé© é l'entré©e. On y observe les vestiges d'une basilique du 5e sié¨cle, dé©couverts en 1957. Les pié¨ces de ré©sistance recouvrent le sol. Des mosaé¯ques fabuleuses, Å“uvres d'art é©blouissantes dont les couleurs complexes demeurent vivantes malgré© l'absence totale de protection et l'exposition au soleil implacable. Repré©sentations de tré¨fles é quatre feuilles, lampes é l'huile et agencements gé©omé©triques é©laboré©s suscitent encore l'admiration mais la pié¨ce vedette reste un encadré© repré©sentant une paire de sandales qui é©voque les pé¨lerins de l'Antiquité©. Cette image est litté©ralement devenue un symbole pour le Karpas et on la retrouve partout.
Ayios Thrysos
Quelle surprise de dé©couvrir le petit complexe hé´telier oé¹ nous nous dirigeons en fin de journé©e, Oasis Beach & Bungalows, amé©nagé© au beau milieu d'un impressionnant site historique oé¹ tré´ne une é©glise du 10e sié¨cle é©tonnamment bien conservé©e. Elle voisine les vestiges et les mosaé¯ques d'une autre é©glise du 5e sié¨cle de méªme que les traces d'un port romain et d'une ancienne cité©e byzantine dé©truite par les Arabes en 802. L'é©tablissement est sobre mais nous y profitons de chambres avec salle de bain, propres et confortables, donnant la mer. Le ré©seau de distribution d'é©lectricité© ne dessert pas le Karpas. Ce qui signifie que chaque auberge produit son é©lectricité© et que les chambres ne sont « branché©es » que quelques heures en soiré©e. Les tortues viennent pondre sur une tré¨s belle plage, é quelques pas. Notre voisin de chambre a trouvé© une poigné©e d'amphore au milieu de centaines de morceaux de terre cuite sur le rivage.
Comme les vents se sont dé©chaé®né©s, nous allons prendre l'apé©ro au cÅ“ur de l'é©glise millé©naire, tout en é©coutant du blues sur mon petit haut-parleur de voyage. Une situation totalement inusité©e dont nous goé»tons la rareté© avant d'aller savourer un excellent repas de poisson frais servi é l'auberge. Le soleil se couche alors sur la Mé©diterrané©e dé©monté©e, enflammant les té©moins du passé© qui le regardent disparaé®tre é l'horizon depuis des sié¨cles.
La pointe effilé©e de Karpas continue de nous ré©server des surprises é©tonnantes et tré¨s diverses. Tré©sors arché©ologiques, plages fabuleuses, ré©serves naturelles, monasté¨re et finale dans un paysage de fin du monde.
Aphrendrika
À une vingtaine de minutes d'Ayios Thrysos, par l'ancienne route cé´tié¨re, on atteint l'ancienne cité© grecque d'Aphrendrika dont les origines remontent é plusieurs sié¨cles avant l'é¨re chré©tienne. Aphrendrika é©tait l'une des plus importantes villes de Chypre au 3e sié¨cle. Encore une fois, les restes bien conservé©s de sa forteresse, de tombeaux hellé©niques et de deux é©glises du 12e sié¨cle, sont laissé©s é eux-méªmes et é la vé©gé©tation envahissante, l'é©tat ne disposant d'aucune ressource pour les proté©ger. On s'y sent comme les é©mules d'Indiana Jones en pouvant pé©né©trer, marcher partout et toucher é tout sans la moindre restriction, tout en, pour ce qui nous concerne, respectant l'inté©grité© des lieux.
Golden Beach
La reine des plages de Chypre-du-Nord et du Karpas est la fameuse Golden Beach. Des kilomé¨tres de sable blond et une large plage quasi-dé©serte. Une mer é©meraude au fond de sable ridé© sur lequel il faut s'avancer loin pour avoir de l'eau aux é©paules.
On y a le choix de plusieurs petites stations balné©aires dé©contracté©es qui proposent la location de bungalows ou le camping é moins de 10 $ par jour. Pas de luxe ici, bien que les prix des chalets et de la bouffe soit pluté´t é©levé©. Il faut comprendre que nous sommes loin de tout et que cela aussi a un prix. L'é©lectricité© dispensé©e quelques heures par jour. Des chambres tré¨s propres avec le confort de base et une vue imprenable sur la mer. Les repas sont l'occasion de rencontrer les voyageurs, des marginaux qui viennent d'un peu partout, é la recherche de quelque chose d'unique ou de diffé©rent et qui l'ont trouvé©.
Des é¢nes sous protection
La poursuite de l'exploration de la pé©ninsule jusqu'é son extré©mité© ultime nous amé¨ne é traverser un territoire tré¨s particulier qui dé©bute apré¨s la dernié¨re agglomé©ration de la pointe, Dipkarpaz, une petite ville grecque qui compte un nombre record d'é©piceries. C'est apré¨s qu'on arrive devant une affiche indiquant la « Ré©serve naturelle de protection des é¢nes sauvages ». De tous temps, l'é¢ne a é©té© l'animal de pré©dilection des chypriotes. Toutefois, modernité© oblige, il a é©té© relé©gué© au folklore et é effleuré© la disparition sur l'é®le. Pour proté©ger l'espé¨ce et é©viter sa dispersion, on a amé©nagé© cet espace clos oé¹ vit un millier d'é¢nes retourné©s é l'é©tat sauvage mais quand méªme nourris puisque le maquis ne peut subvenir é leurs besoins. On les observe en petits groupes gré©gaires, souvent juché©s sur des buttes dé©nudé©es oé¹ le mé¢le dominant surveille les environs. D'autres n'hé©sitent pas é s'approcher des visiteurs et des voitures, au grand plaisir des photographes.
Monasté¨re de l'apé´tre André©
Avant la fin de la pé©ninsule, on croise un haut-lieu de pé¨lerinage chré©tien orthodoxe qu'on a surnommé© Ã‚Â« le Lourdes de Chypre », le monasté¨re de l'apé´tre André©, classé© au Patrimoine mondial de l'humanité© par l'UNESCO et considé©ré© comme lieu saint é la fois par les Chypriotes grecs et turcs. La lé©gende raconte que Saint-André© serait descendu é cette endroit alors que le navire sur lequel il voyageait aurait manqué© d'eau. Il a fait jaillir une source en frappant sur le rocher puis a gué©ri avec cette eau le capitaine devenu aveugle. Dé¨s lors, l'endroit est devenu un lieu de pé¨lerinage et un monasté¨re y a é©té© é©rigé© au 12e sié¨cle. Il abrite toujours une galerie impressionnante d'Å“uvres d'art religieux sur le mur d'une chapelle gothique chargé©e de dorures, oé¹ veillent quelques vieux moines grognons. L'ouverture ré©cente de la ligne verte favorise un regain de popularité© du monasté¨re, ce qui n'empéªche pas les nombreux bé¢timents d'éªtre en totale dé©cré©pitude.
Zafer Burnu
Quant é la limite extréªme de la pé©ninsule, sa gé©ographie surprend alors que les quelques rochers qui s'é©grainent en mer dans l'alignement de sa pointe sont pré©cé©dé©s d'une colline massive surmonté©e d'un fortin né©olithique datant de 6000 ans avant J.-C. et des deux drapeaux siamois de la Turquie et de la Ré©publique de Chypre-du-Nord qui ne flottent jamais au vent l'un sans l'autre. Zafer Burnu, « la fin des terres », abrite effectivement le plus ancien site occupé© par les humains sur l'é®le de Chypre, la cité© né©olithique de Kastros dont les traces sont discré¨tes. On ne peut rater, par contre, le poste de garde tout blanc et dé©serté©, placé© aux confins du chemin comme dans un dé©cor de film, comme pour essayer de faire croire qu'il y a toujours quelqu'un qui surveille le territoire.
-30-
Chypre en bref…
– Le nom de Chypre a une consonance particulié¨re pour les Canadiens puisqu'il é©voque les Casques bleus de l'ONU, une force de maintien de la paix cré©é©e par l'ancien premier ministre Lester B. Pearson et en faction depuis 1974 sur la fameuse « ligne verte » qui sé©pare la portion grecque de Chypre, au sud, et la portion turque, au nord.
– Depuis les temps immé©moriaux, Chypre a é©té© occupé©e par les Grecs, les Romains, les Bysantins, les Frané§ais, les Vé©nitiens, les Ottomans, les Britanniques et les Turcs. Toutes ces civilisations ont é©rigé© des forteresses, des é©glises et des monasté¨res. Elles ont laissé© nombre de tré©sors arché©ologiques.
– Dans les anné©es 1950, une guerre civile sanglante dirigé©e contre les Britanniques et les Chypriotes turcs qui les appuient, conduit é la cré©ation de la Ré©publique indé©pendante de Chypre, proclamé©e en 1960.
– En juillet 1974, la Gré¨ce des Colonels lance un coup d'é©tat auquel la Turquie ré©pond cinq jours plus tard avec le dé©barquement de 10 000 soldats et l'occupation de 38 % du territoire qui se proclamera unilaté©ralement, en 1983, Ré©publique turque de Chypre du Nord. Entre temps, 200 000 Chypriotes grecs ont dé» passer du Nord au Sud et l'inverse s'est avé©ré© é©galement pour des dizaines de milliers de Chypriotes turcs. Les accusations de gé©nocide et d'é©puration raciale continuent de fuser de part et d'autre quoiqu'un projet de ré©unification de l'é®le ait é©té© soumis au peuple en 2004. Accepté© par les chypriotes turcs mais refusé© par les grecs…
– La Ré©publique de Chypre, au sud, est depuis longtemps une destination touristique extréªmement populaire alors que sa voisine du nord demeure l'enfant pauvre é tous les points de vue, subissant toujours un embargo é©conomique international qui l'oblige é se soumettre é la dé©pendance totale face é l'é©conomie turque, bien que les premiers germes d'un soulé¨vement populaire contre cette domination absolue soient apparus en 2011.
– Chypre du Nord reé§oit environ un million de visiteurs annuellement dont la tré¨s grande majorité© provient de Turquie ou de la diaspora chypriote.